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Qualité & management

[Tribune] La transgression dans les Ehpad : scandale ou opportunité ?

Auteur Rédaction

Temps de lecture 5 min

Date de publication 17/04/2024

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par Hervé Andriot, directeur d’Ehpad et Benjamin Stanislas, expert RH

Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’Occupation, écrivait Sartre en 1944. J’ai connu le même sentiment comme directeur d’Ehpad pendant la période du Covid. Tout était possible, tout était permis. J’ai vu des médecins mettre en batterie des bouteilles d’oxygène pour oxygéner les résidents. C’est interdit et risqué, mais c’était le seul moyen de remplacer l’alimentation des hôpitaux qui arrive par des circuits intégrés dans les murs. Une véritable prise de risque, accueillie comme une innovation à même de sauver des résidents. La fin de cette période a mis un terme à cette émulation novatrice pour laisser place à l’application stricte de règles. Si ces transgressions pendant le Covid ont été positives, pourquoi certains écarts le seraient-ils moins aujourd’hui ?

Avant qu’un acte ne devienne une transgression, il y a un écart de comportement. Cet écart teste la limite, il éprouve la règle. C’est le quotidien des organisations, puisque les règles résultent de négociations. S’écarter de la règle ne constitue donc pas un crime, juste un test qui en valide le bienfondé.

Malgré l’émotion qui accompagne la fin de vie de nos parents, un écart en Ehpad n’est à priori pas plus grave qu’une initiative prise par un postier pour optimiser sa tournée.

L’exemple du sacro-saint secret médical écorné tous les jours

Le respect du secret médical est un exemple édifiant ! En vertu de ce principe, le directeur d’Ehpad n’a pas d’accès au dossier médical. Il ne peut pas non plus entrer dans une chambre pendant les soins. Dans les faits, les familles le plongent dans le dossier dès la première rencontre. Peut-il d’ailleurs contrôler et manager s’il n’a pas connaissance de l’évolution de la santé des résidents ! Il est donc régulièrement informé par les équipes soignantes.

Les transgressions sont en fait très utiles aux organisations. Elles participent à la régulation sociale entre les différentes parties, comme l’a montré le sociologue Jean-Daniel Reynaud (1). C’est particulièrement vrai dans les Ehpad où les règles sont établies par plusieurs instances : l’ARS pour le sanitaire, l’Ehpad pour les règles internes et le siège pour les normes économiques. Il y a une hybridation relativement stable, même si des règles peuvent parfois s’opposer. S’ajoutent à cela l’évolution des pathologies, les absences et le turn-over ; bref le quotidien avec son cortège d’imprévus.

S’écarter de la norme relève alors de la nécessité et permet à tous de continuer à travailler ensemble. Certains prescrivent des règles et d’autres les transgressent pour les adapter ; mais la reconnaissance du rôle de chacun régule les relations. Cela permet même d’innover, insiste le sociologue, Norbert Alter (2).

On officialise un nouveau geste sanitaire, on renforce une règle qu’on croyait obsolète ; on finit par organiser tout un service.

Une telle répétition des transgressions se fait d’ailleurs avec le soutien, de l’Ehpad. Il ne s’agit pas de couvrir un acte, mais d’offrir les moyens pour que des écarts jugés utiles se reproduisent.

L’alimentation des résidents est pleine de ces aménagements : la règle des repas peu salés pour les personnes souffrant de tensions artérielles et ceux plus salés pour le reste des résidents est impossible à gérer en cuisine. De même que la nécessité de servir des repas assez tard afin que les diabétiques ne vivent pas un jeûne nocturne. Des prescriptions qui se heurtent à la réalité de terrain et pour lesquelles des aménagements sont testés, validés et généralisés.

On ajuste, on régule et on innove ; mais à la condition d’être accompagné. C’est ce qui distingue l’écart collectif de l’initiative individuelle, souvent risquée.

Cet accompagnement exige qu’un fort leadership puisse s’exercer. Pas pour sanctionner mais pour accompagner ces écarts : en saisir la motivation, les logiques d’action et l’intérêt pour les différentes parties. Il faut ensuite les intégrer dans le fonctionnement normal ou au contraire, bannir ces comportements. Cela ne passe d’ailleurs pas forcément par la sanction. Selon le type de transgressions, la recherche d’un compromis ou d’un changement culturel est souvent plus adapté, comme le remarque Leslie Lepront (3).

Considérer l’écart comme une opportunité ou comme une transgression pose donc la question du leadership. Or le leadership des directeurs s’est fortement réduit ces 20 dernières années :

1. De grands groupes se sont constitués, conduisant à une gestion au travers d’indicateurs chiffrés à remonter au siège : premier affaiblissement du leadership du directeur d’établissement qui se considère comme un exécutant (4).

2. Le renforcement du rôle des tutelles par la Loi de 2002 : second affaiblissement du leadership.

3. La forte campagne médiatique depuis 2017 sur les grèves ou le business des Ehpad, puis la sortie des Fossoyeurs de Victor Castanet en 2022 : troisième affaiblissement du leadership, avec la perte de popularité du métier (5).

4. La difficulté à recruter, qui inverse le rapport de force entre les directeurs et les aides-soignantes.

A aucun moment, le leadership sera distribué auprès d’autres acteurs. Il a juste été abandonné !

La nature ayant horreur du vide ; une autre partie s’est emparée de ce leadership. Elle n’est pas au fait des réalités puisqu’elle ne fait pas partie de l’organisation, ses motivations ne sont pas partagées et régulées.

Il s’agit de la famille, plus exactement des enfants des résidents. Ce n’est d’ailleurs pas un leader mais un censeur puisqu’on assiste aujourd’hui à une dénonciation des écarts. Pas même qualifiés de transgressions, ils sont déjà condamnés !

Le problème ne vient pas du fait que les enfants dénoncent : ils sont dans leur rôle. C’est leur positionnement dans l’ensemble de l’organisation qui est ambiguë : ils ne consomment pas le service, mais ils l’évaluent, leurs critères d’évaluation restent flous. Pour finir, leur situation favorise plus la dénonciation chargée d’émotion que la régulation des pratiques.

Des transgressions existent et certaines doivent être stoppées. D’autres en revanche sont nécessaires à la régulation, à la production de savoirs et à l’amélioration continue. La gestion de la transgression est un rouage essentiel du management, mais nécessite de conserver un fort leadership.

Une redistribution des rôles et un renforcement du leadership sont nécessaires, pour que se développe un secteur dont nous attendons tous qu’il progresse et s’améliore.

(1) Le conflit, la négociation et la règle, Paris, Octares édition, 1995 (2) Les logiques de l’innovation, Paris, éditions La Découverte, 2002
(3) Significations des pratiques transgressives des chirurgiens au bloc opératoire, Thèse de Doctorat en Sciences de Gestion 2019
(4) Christine Vallin, Les directeurs et directrices d’Ehpad et leurs problèmes, Master de Recherche en Sociologie, Université de Lille, 2023
(5) Ehpad : Chronologie société civile contre les Ehpad, établie par Alexandre Faure
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